L’avenir des nations de Transcaucasie : Lettre de Stephen Pichon à Albert Thomas, juillet 1918


Stephen Pichon

Stephen Pichon, Ministre des Affaires étrangères (AMAE, Base images, A007872)

47CPCOM_2_001 copie

AMAE, Centre diplomatique de la Courneuve, 47CPCOM-2

 

Paris, 10 juillet 1918

Stephen Pichon, Ministre des Affaires étrangères*

à M. Albert Thomas, député [socialiste de la Seine]

a.s. des nationalités du Caucase

M. le député,

Vous avez bien voulu le 24 juin appeler mon attention sur l’intérêt qui s’attache à ce que les nationalités soumises à l’Autriche-Hongrie ne paraissent pas oubliées par le Gouv[ernemen]t français. Les récentes manifestations qui ont accompagné la remise des drapeaux nationaux aux contingents polonais et tchéco-slovaques servant dans nos armées vous auront mis à même de juger de l’attitude nettement favorable que le Gouv[ernemen]t a prise à leur égard.

Notre action ici ou auprès de nos alliés ne cesse également de s’exercer en faveur des Yougo-Slaves et des Roumains de Transylvanie.

Vous avez également bien voulu m’entretenir des nationalités habitant aux confins de la Russie : Lettons, Estoniens, Lithuaniens et Transcaucasiens.

Pour les premiers, il est assez délicat de démêler dans la situation actuelle leurs véritables tendances, mais vous pouvez être assuré que tous efforts que ces nationalités feront pour reconquérir une autonomie réelle seront volontiers secondés par le Gouvernement français.

En ce qui concerne les populations de Transcaucasie, nous nous sommes trouvés en présence de trois principaux groupes ethniques : les Tatares, musulmans et inclinés par leurs origines comme par leur religion à s’entendre assez volontiers avec les Turcs et avec les autres éléments musulmans de la région du nord du Caucase, les Géorgiens chrétiens très russifiés par une longue accoutumance et de tendance plutôt ententiste, bien que paraissant aussi divisés entre eux que le sont les Russes eux-mêmes, les Arméniens, enfin, soumis les uns à la Russie, réfugiés les autres de Turquie ; Arméniens russes et Arméniens turcs paraissent avoir fait cause commune et, devant l’imminence du danger qui les menace, s’être unis pour résister aussi bien à la violence des Turcs qu’aux insinuations perfides des Allemands.

Dès le mois de décembre dernier, les Alliés ont tenté de faciliter la création d’un gouvernement et d’une armée autonome dans la Transcaucasie. En raison de la proximité relative du front de Mésopotamie, le Gouv[ernemen]t britannique a pris plus spécialement à sa charge l’action à exercer dans cette région. Néanmoins le colonel français Chardigny et ses officiers et le consul de France à Tauris ont reçu des instructions tendant à faire leur possible pour aider nos alliés anglais. Un crédit de 20 millions de roubles fut ouvert au colonel Chardigny et soit par son entremise, soit par celle du consulat des messages ont été envoyés aux groupements principaux de la Transcaucasie pour les assurer de l’appui que la France et ses alliés étaient disposés à leur prêter et pour les encourager dans la résistance. Il paraît malheureusement certain que tous les télégrammes envoyés n’ont pas atteint leurs destinataires. Depuis le mois de février, les correspondances télégraphiques du consul de Tiflis et du colonel Chardigny ne sont plus arrivés avec régularité, et il a été difficile de connaître la vérité sur ce qui se passait au sud et au nord du Caucase.

Je n’en ai pas moins recherché tous les moyens qui s’offraient pour encourager la lutte entreprise par les éléments les plus sains. La Délégation nationale arménienne qui groupe tous les Arméniens de toute région et de toute opinion dans une admirable union sacrée, a tenu un contact étroit et régulier avec mon Département et a pu assurer ses compatriotes des sentiments que la France nourrit en leur faveur et des efforts qu’elle fait pour leur assurer un avenir meilleur. La création de la Légion d’Orient où ont afflué les volontaires arméniens, qui formes trois bataillons affectés au détachement français de Syrie-Palestine a bien marqué aux yeux de tous que la France considère les Arméniens comme des Alliés luttant pour secouer le joug du militarisme germano-turc.

Mon Département a également accueilli les groupements géorgiens qui se sont formés en France et s’est efforcé de les mettre en relations avec les groupements géorgiens formés à Tiflis. Les Géorgiens sont malheureusement peu nombreux à l’étranger, ils n’ont pas la même cohésion entre eux que les Arméniens et s’il faut en croire les dernières nouvelles, parvenues d’ailleurs par la voie suspecte de Constantinople, le gouvernement géorgien du Caucase serait entré en négociation avec les Allemands et les Turcs.

Le Gouv[ernement]t français n’en reste pas moins disposé à prêter son concours à tous ceux qui au Caucase voudront établir l’autonomie de ces nationalités, soit par l’organisation de petits États indépendants, soit plutôt par la fédération avec une grande Russie réorganisée sur des bases libérales et démocratiques. Je serais très heureux de m’entretenir d’ailleurs avec vous des mesures pratiques nouvelles qui pourraient être envisagées à cet égard.

 

 

*Le document est de la main de Jean Gout, Directeur politique